L'HISTOIRE DU FILM MAUDIT DE JENNIFER LYNCH, LA FILLE DE DAVID LYNCH

David Lynch, décédé le mercredi 15 janvier 2025 à l’âge de 78 ans, laisse derrière lui quatre enfants qu’il a eus avec quatre femmes différentes.

Parmi sa progéniture, sa fille aînée Jennifer Lynch (née à Philadelphie en 1968), née de son mariage avec l’artiste et actrice Peggy Reavey, est celle qui a embrassé la carrière de cinéaste.

Car Jennifer a hérité très tôt d’une passion pour l'art et a suivi des études à Interlochen, une école d’art américaine de renom qui se trouve dans le Michigan. Son père l'a encouragée dans cette voie en lui donnant un petit rôle (finalement coupé au montage) dans Eraserhead, son premier long métrage de 1977. Il lui a ensuite confié la tâche d'assistante de production sur Blue Velvet (1986) alors qu'elle n’avait pas encore vingt ans.

Son talent indéniable lui vaut l’attention du producteur en herbe Philippe Caland, qui a une idée pour un premier film et souhaite faire appel à une scénariste. Son projet de film est si lynchien qu’il ne voyait sûrement personne de plus indiqué que la fille du maître. Aussi finit-il par lui confier la réalisation. Le film raconte l’histoire d'un chirurgien tellement obsédé par une femme qu’il l’enlève après un accident sous prétexte de prendre soin d’elle, avant de l'amputer des jambes et des bras pour mieux la garder sous son emprise.

Genèse d’un film maudit

Philippe Caland se rend à une lecture de poésie à laquelle participe Jennifer Lynch et lui soumet l’idée. Une idée qui lui semble tout de go « très mauvaise », comme elle l’a confié à Vice en 2012. Mais le producteur, qui souhaite à tout prix lui confier la réalisation de ce projet, lui offre l’entière liberté de remanier le scénario et le film à son bon vouloir. La jeune femme accepte.

Elle commence donc par instiller dans la trame du film des traumatismes de sa enfance, sa naissance avec les pieds bots et la fascination provoquée par une réplique de la Vénus de Milo présente chez sa grand-mère : « J’ai toujours été étonnée par le regard que les gens portaient sur cette statue. Ils ne la voyaient pas comme une œuvre cassée, mais comme quelque chose de beau. Ça m’a marquée, explique la cinéaste dans l’interview donnée à Vice. Je me suis dit que j’étais moi-même brisée, et que peut-être un jour, on me trouverait belle moi aussi. Je voulais jouer sur cette obsession que nous avons tous de modeler l’autre dans une certaine forme que nous attendons. »

Jennifer commence à plancher sur son scénario tandis que son père est en train d’écrire avec Mark Frost le scénario de la première saison de Twin Peaks, une série qui a eu, contre toute attente, un immense succès auprès du public lors de sa première diffusion en 1990. Jennifer a ensuite signé Le journal secret de Laura Palmer, un roman écrit du point de vue de l'adolescente retrouvée morte dans le premier épisode au de l’intrigue mystérieuse de la série. Le livre rencontre également succès critique et commercial lors de sa publication la même année (il entre dans le top 5 de la liste des best-sellers du New York Times).

L’époque était riche en nouveautés, tant au cinéma et à la télévision, et beaucoup de jeunes cinéastes et de scénaristes qui bousculaient les codes. Madonna, qui connaît alors un succès fulgurant avec « Like a Prayer » accepte de jouer le rôle titre du film, intitulé Boxing Helena.

Des rebondissements en série

Avec un tel nom à l’affiche, le film n’a aucun mal à trouver des financements, et le tournage est prévu pour le début de l’année 1991, mais en décembre 1990, Madonna décide de quitter le projet sans explication. Jennifer Lynch s’empresse alors de trouver une actrice du même calibre, chose extrêmement compliqué dans des délais si courts, mais parvient miraculeusement à convaincre Kim Basinger, l’un des plus grands noms du box-office d’alors.

La production peut reprendre avec quelques mois de retard. Mais, près de six mois plus tard, elle décide également de quitter le projet, en raison de « divergences artistiques » (apparemment, Lynch n'a pas accepté ses demandes de réécriture du scénario pour que son personnage apparaisse moins antipathique).

« Elles [Madonna et Kim Basinger] n’ont pas réussi à aller jusqu’au tournage du film, parce qu'elles n’ont pas su plonger assez profond dans la petite fille qui était en elles. Peut-être qu'elles n’avaient pas anticipé la difficulté de faire ce film », explique à l’époque Jennifer Lynch à Entertainment Weekly (premier magazine à évoquer la « malédiction de Boxing Helena »).

Mais les choses ne s’arrêtent pas là : les producteurs du film décident d’intenter un procès aux deux actrices pour rupture de contrat. Le procès de Kim Basinger est devenu l’un des plus célèbres d’Hollywood au début des années 1990 et portera de graves conséquences pour l’actrice, qui sera condamnée à payer plus de 8 millions de dollars de dommages et intérêts. Elle est alors obligée de se déclarer en faillite, avant de trouver un accord pour payer un peu moins de la moitié de la somme.

Le tournage, évidemment retardé par ce contretemps reprend. Mais rencontre immédiatement un nouveau hic : Ed Harris, la star masculine du film, un acteur très en vue à l’époque, s’est lassé d’attendre. Il quitte à son tour le projet, remplacé in extremis par Julian Sands, autre excellent acteur.

Mais il fallait trouver au plus vite l’actrice principale. Jennifer puise donc dans la liste des collaborateurs de son père et demande à Sherilyn Fenn, la légendaire Audrey Horne de Twin Peaks, qui accepte fin 1991. Le tournage commence enfin l’année suivante et se déroule sans incident majeur autre que la rumeur médiatique qui enfle sur ce « film maudit ».

Anatomie d’un échec

L’avant-première a lieu dans le cadre idyllique du festival de Sundance, rampe de lancement des succès indie. Mais il reçoit un accueil plutôt négatif, ce qui est mauvais signe étant donné les goûts plutôt ouverts d’un tel public. La liste des mauvaises nouvelles s’allonge lorsque la Motion Picture Association lui attribue la classification NC-17 à cause du caractère cru de certaines scènes. Les cinémas sont donc priés de ne pas le projeter à des spectateurs âgés de moins de 17 ans, même accompagnées d'un adulte, ce qui revient à l'époque à une condamnation à la mort commerciale.

La société de production a fait appel et a réussi à faire rétrograder la classification d'un cran (à R, autorisant les mineurs accompagnés d'adultes) pour sa sortie en salles, qui a finalement lieu aux États-Unis en septembre 1993. Le film est massacré par la critique – aujourd'hui encore, il affiche un triste score de 18 % sur Rotten Tomatoes.

Le public boude le film, qui ne rapporte que 1,8 million de dollars en salles. Les producteurs ont gagné plus d'argent avec l'indemnité de départ de Kim Basinger qu'avec l’exploitation du film, mais Jennifer Lynch, qui n'a pas vu la couleur de cet argent supplémentaire, devient la cible des critiques. Certaines vont jusqu’à qualifier son film de misogyne, ce qui la blessera profondément, comme elle l’a raconté dans son interview avec Vice :

« Pourquoi une jeune fille de 19 ans écrirait-elle une histoire misogyne et pornographique ? Cela n'avait aucun sens. Tout le monde s'en prenait au film et je pense que s'il n'avait pas été réalisé par la fille de David Lynch, personne n'aurait rien dit, a-t-elle déclaré. Ça m’a donné une bonne raison de disparaître du milieu pendant un certain temps. L’effet était dévastateur. »

Traumatisme et retour en grâce

Jennifer Lynch est tellement marquée par le tournage chaotique et l'accueil désastreux du film qu'elle pense à prendre sa retraite du cinéma. Juste après le film, elle a un accident de voiture, qui l’oblige à subir trois opérations de la colonne vertébrale. Elle accouche ensuite d’une fille et vit de divers expédients (y compris en faisant le ménage).

Elle reste ainsi 15 ans loin du cinéma, avant de réaliser de nouveau un film :  Surveillance, sorti en 2008, est un thriller également assez violent sur deux agents du FBI (joués par Bill Pullman et Julia Ormond) qui enquêtent sur une série de meurtres dans le Nebraska.

Le film n’est pas très bien accueilli par la critique, et n’obtient pas un grand succès au box office, mais il est projeté au Festival de Cannes et primé au Festival de Sitges et jouit aujourd'hui d'un certain statut culte. L'année suivante, Jennifer Lynch connait une nouvelle déroute en tournant un film d'horreur en Inde, Hisss, dont le montage n’est pas respecté par ses producteurs. Elle exigera, sans succès, que son nom soit retiré du générique.

Elle se rachète quelques années plus tard avec Chained (2012), un thriller avec un grand Vincent D'Onofrio à l’affiche, pour lequel elle reçoit les meilleures critiques de sa carrière. Il s'agit également de son dernier film à ce jour, car depuis, elle s’est tournée vers le petit écran. Elle a trouvé son créneau à la télévision, devenant une réalisatrice très prolifique au cours de la dernière décennie. Elle a réalisé des épisodes de certaines des séries et mini-séries les plus populaires de ces derniers temps, comme The Walking Dead, American Horror Story, Daredevil, Feud, Ratched ou encore Jessica Jones.

Elle a un profil public sur Instagram où elle publie occasionnellement de vieilles photos de son père (elle avait aussi l'habitude de le féliciter pour son anniversaire). Elle a raconté il y a environ une semaine qu'elle avait été contrainte d'évacuer sa résidence en raison des incendies qui ont ravagé Los Angeles. Au magazine People, elle avait un jour parlé de son génie de père en ces termes : « Ce n’était pas un père normal, mais c’est le meilleur père possible, nous avons passé énormément de bons moments ».

Initialement publié par Vanity Fair España

2025-01-21T05:33:07Z