LES CONSEILS LITTéRAIRES DE VANITY FAIR POUR BIEN COMMENCER LE PRINTEMPS

Après les sélections littéraires du début d’année, la rédaction de Vanity Fair a concocté une nouvelle sélection d’ouvrages parus ces derniers mois, compagnons idéaux pour commencer le printemps et le retour des beaux jours. À lire sur un transat, non sans avoir préalablement appliqué une crème SPF.

Parfois l’homme, de Sébastien Bailly

On attaque toujours un premier roman avec le secret espoir de dénicher une nouvelle voix dans la littérature, un nouveau talent dont on chantera ensuite les louanges. Avouons-le, cette quête se révèle souvent décevante. Histoire déjà vue, style déjà lu, on souffle, on va péniblement à la fin du bouquin, oublié aussitôt reposé. Et puis Parfois l’homme. Livre ovni, du jamais lu, un ton, un humour qui nous captent tout de suite.

Voilà 109 courts chapitres, un héros anonyme et universel qui saute une par une les étapes obligatoires d’une vie, de la maternité à l’Ehpad. Une fine dissection de misère de la condition humaine et masculine, sublimée par une écriture au cordeau. Ça claque, c’est drôle et mélancolique. « La plupart des jours, il ne se passe rien. On pourrait aisément les remplacer par la veille, ou par le lendemain. L’homme se lève, vaque, se couche. Le bilan est désolant. Il cherche des signaux faibles, des broutilles, note en style télégraphique ce qu’il a mangé, l’heure de sa toilette et quelques considérations sur le temps. Ensoleillé, pluvieux, une température de saison. Ce n’est pas un jour de neige. La neige est toujours un événement. Le temps était légèrement nuageux. Une averse peut-être. Rien de plus. Il se coupe les ongles. » Ce bijou, on le doit à Sébastien Bailly, ancien journaliste admirateur de Perec, cela saute aux yeux. Une sorte de Vie mode d’emploi, un immense plaisir de lecture. HW

Parfois l’homme, de Sébastien Bailly, Le Tripode, 192 pages, 17 euros.

Bakasable, d’Ugo Riou

Encore un premier roman, encore une formidable découverte dont on va longtemps vanter les mérites. Déjà ce titre : Bakasable, l’histoire d’une école pleine d’enfants qui se comportent comme des adultes et d’une maîtresse « qui était là pour nous saboter ». Une guerre mondiale semble s’être déclenchée à l’extérieur. À l’intérieur, l’immoralité règne. Les élèves doivent monter une pièce de théâtre sans qu’on sache vraiment si elle est destinée à être regardée par des spectateurs ou s’il s’agit de la vie en elle-même. Il faut aimer le surréalisme, le bizarre, l’humour noir. Exemple : « Arriva pourtant le grand jour où je me sentis prêt à échouer au concours d’entrée à l’école normale inférieure. Je me présentai dans mon plus simple appareil devant le petit portail bleu. Je n’avais ni cartable ni rien en tête. La maîtresse me reçut à bras fermés et commença l’examen.

- Comment allez-vous ?

- Plus mal que jamais.

- Vous êtes admis. »

Bien sûr, ce livre est un bijou pour des lecteurs qui ne se contentent pas d’une littérature consensuelle et préfèrent être percutés par ce grand n'importe quoi caustique et touchant. L’occasion aussi de saluer le formidable travail des éditions L’Atteinte, des prospecteurs de pépites littéraires qui ont eu la très bonne idée de rééditer l’année dernière l’immense Jean-Pierre Martinet. HW

Bakasable, d’Ugo Riou, L'Atteinte, 160 pages, 21 euros.

La Fiancée de personne, d'Ava Weissmann

Oubliez les traces de rouge à lèvres signes d’érotisme glamour. Dans La Fiancée de personne, il est question de sexe sordide. Un serial killer obsède les policiers. Il laisse derrière lui des scènes de crime peu communes : les victimes, des hommes sans exception, sont retrouvés avec leur pénis découpé dans la bouche. On surnomme le coupable « bitovore ». La rumeur dit qu’il serait un homme gay aux pratiques morbides. Comment imaginer, dans une société minée par les clichés, qu’il s’agisse de l’œuvre macabre d’une femme déterminée à émasculer tous les hommes qui franchissent un certain seuil sur « l’échelle du connard » ? Ceux qui versent dans l’irrespect, commettent le geste de trop, enchaînent les poncifs sexistes. Sans état d’âme, Ava Weissmann (un énigmatique pseudonyme) propose une plongée saisissante dans la psyché contrariée de cette narratrice criminelle, passée maître dans l’art de séduire les hommes et devenue as dans celui de retourner leurs clichés misogynes contre eux. Un constat : tous veulent la soumettre, sûrs d’avoir tous les droits pour marquer leur territoire. Chaque trait d’esprit se lit comme une déflagration accentuée par l’usage de la deuxième personne du singulier : « Tu perds rien pour attendre, a dit ton regard. Et lui il a compris j’espère bien que tu vas me prendre. » Pire encore, la narratrice est résignée à la violence sexuelle systémique. Il lui arrive même d’en jouir. Les bons amants sont rares. Les hommes qui ne cherchent pas -expressément- à lui nuire aussi : « Tu n’es pas sûre de ne pas être vexée de son absence de tentative d’abus. » Cru, drôle et dérangeant, La Fiancée de personne condense le pire des obsessions sexuelles de l’époque dans l’esprit d’une femme sans foi ni loi, qui peaufine sa morsure fatale quand elle ne trie pas son linge par couleurs. Un premier roman inoubliable. VSU

La fiancée de personne d’Ava Weissmann, Le Tripode, 240 pages, 19 euros.

Le Fil, de Christophe Bourdin

Christophe Bourdin se définit comme l’écrivain d’un seul livre. Il n’aura pas eu le temps d’en écrire d'autres, fauché à 32 ans par le sida en 1993. L’année suivante est publié Le Fil, bouleversant récit d’une maladie qui s’installe. Le texte, tombé dans l'oubli, vient d’être réédité par Gallimard dans la collection L’imaginaire. L’occasion de découvrir cette sorte de journal intime, dans lequel la malade consigne les phases de l’épidémie. Le déni, la volonté de se construire un corps qu’il veut croire invincible, l’envie d’imaginer un futur radieux, puis la haine de soi, l’impossibilité de toucher à d’autres corps, la vieillesse prématurée… Bien sûr, la littérature du sida peut rebuter. Mais il serait dommage de passer à côté de cet ouvrage, tant il parvient à nous chambouler sans tomber dans le misérabilisme et les détails glauques. Il faut lire ce livre aussi pour cette fin, sublime, le rêve d’un amour éternel. Et pour se souvenir. « Je te le jure, mon amour, un jour, nous revivrons, je te le promets, ailleurs, dans le repos, une seconde vie, et dans la gloire de nos vingt ans, je te le dis, nos corps seront ressuscités, oui, nous devons le croire. » HW

Le Fil, de Christophe Bourdin, Gallimard, 180 pages, 11 euros.

La Gosse, Nadia Daam

Ce livre commence par deux citations évocatrices : Kae Tempest et un certain « Hot priest ». La référence parlera aux sériephiles qui ont dévoré Fleabag et adoré Andrew Scott dans le rôle du prêtre sexy par essence. Qu’on se le dise : ceux-là vont adorer la plume décomplexée et tendre-amère de Nadia Daam. L’autrice raconte l’évolution de sa fille à partir des jours qui ont suivi le décès de son père, dont elle était séparée. La « petite salamandre groggy » plongée dans le Monde de Narnia devient une jeune femme aux convictions assurées, aux tourments inapaisables et au maquillage peu subtil. Face aux bouleversements de l’adolescence, sa mère se résout à « l’immensité de son impatience ». Transmission des traumatismes, des addictions et du rapport aux garçons, déterminisme, quête des origines, découverte de la féminité… Nadia Daam décortique tout ce que « faire famille » veut dire, du point de vue maternel. Son honnêteté déculpabilisante est un baume au coeur qui ne cède ni au pathos ni à la candeur. Au contraire, elle soulève tout ce que l’éducation recèle de pièges en 2024 : « J’ai beau savoir que rien ne protège une femme de la violence masculine, je serais plus tranquille si elle mettait un gros pull. » Surtout, elle assume les travers de la parentalité (« On est un coup libertaire, un coup nerveux comme un motard de la Brav-M ») et ose quelques complices adresses au lecteur : « Depuis qu’elle a commencé à fumer (ne me lancez pas là dessus) ». Exit le développement personnel ou le syndrome de la mauvaise mère : La Gosse est une lecture qui veut du bien aux mères et à leurs filles. À glisser entre les mains de ceux qui n’ont pas encore compris ce que « charge mentale » veut dire ou à ceux qui préfèrent en rire. VSU

La Gosse de Nadia Daam, Grasset, 176 pages, 17 euros.

Jeunesse - La trilogie de Copenhague II, de Tove Ditlevsen

Trente ans après les éditions Stock, les éditions du Globe republient la géniale trilogie autofictionnelle de l’écrivaine danoise Tove Ditlevsen (1917-1976). Le premier tome était consacré à son enfance dans le Copenhague prolétaire des années 20. Dans ce deuxième tome, on la retrouve cette fois adolescente ou plutôt jeune adulte, toujours aussi attachante, maladroite et paumée en amour. Notre héroïne enchaîne les petits boulots mal payés, cherche à prendre de la distance avec ses parents et se permet de dépenser l'argent durement gagné dans la location d'une chambre, quand bien même il faut cohabiter avec une propriétaire grande admiratrice d'Hitler. Tout au long de l'ouvrage, l'autrice raconte surtout comment sa vie se tourne doucement vers la poésie, seule solution qu’elle a trouvée pour échapper aux déterminismes de la classe ouvrière. Le tome 2 se referme sur la parution tant espérée de son premier recueil, un miracle. Il nous brûle de lire la suite. HW

Jeunesse - La trilogie de Copenhague II, de Tove Ditlevsen, Globe, 208 pages, 18 euros.

Poésie du Louvre, 100 poètes d’aujourd’hui

Abd al Malik signe l’entrée en matière de ce recueil fascinant, composé de plus de 100 plumes contemporaines. Il appelle les contemplatifs à laisser derrière eux la discorde pour communier avec les scribes « qui se mettent en tailleur et méditent et crayonnent nos mille et une ressemblances ». Parfait écho aux propos introductifs de la présidente-directrice des lieux, Laurence des Cars : « La plongée dans l'immémorial aussi bien que l'affleurement du présent sont le propre du Louvre. Ils sont le propre de la poésie. » Certains poètes écrivent sur les œuvres, l’architecture, les pyramides. D’autres se souviennent de leur première visite dans le musée quand d’autres, encore, se plongent dans le département qui les fascine. Ali Al-Attar s’amuse de la malice d’un génie : « Les amateurs de la Joconde apprendront que le rusé De Vinci a volé le sourire de la Vierge aux rochers et l’a attribué à la Mona Lisa pour que chaque âme tombe amoureuse d’elle. » En parfaits alexandrins ou en mots sauvagement couchés sur papier, en écriture fleuve ou en rimes embrassées, les artistes du monde entier font du Louvre l’objet de tous les désirs poétiques. Quelques obsessions palpables : la Joconde bien sûr mais aussi la Victoire, les représentations des dieux de l’Olympe et les départements consacrés aux civilisations orientales. « Recherche le département d’égyptologie // Il y a un cercueil vide // Ouvre le et allonge toi dedans // Voilà que tu as écrit un poème sur le musée », s’amuse Najwan Darwish, quand Marialen Lujambio utilise plusieurs émojis pour constituer une véritable visite poétique… À tester sur place, livre en main. Un recueil envoûtant pour redécouvrir le plus célèbre musée du monde et ses oeuvres, sans même les avoir sous les yeux, comme le propose Jacques Darras avec sa « Visite du Louvre en dix tableaux ». VSU

Poésie du Louvre, 100 poètes d’aujourd’hui, Seghers, 224 pages, 17 euros.

Orbital, de Samantha Harvey

Ça se passe à l'intérieur de la Station spatiale internationale. Six astronautes s'affairent à leurs tâches quotidiennes, expériences scientifiques, études sur des bactéries, des plantes ou des souris, scanners pour comprendre l'impact de la microgravité sur le fonctionnement neuronal. En dehors de ce quotidien ultra-planifié, ces deux femmes et quatre hommes regardent la Terre avec un regard amoureux et mélancolique. Cela donne de magistrales descriptions de notre planète et des réflexions sur la condition humaine. L'un pense à l'avenir de son mariage, une autre à la mort de sa mère. Pourquoi les peuples se querellent-ils ? Difficile de comprendre à 400 kilomètres d'altitude, en rotation à vingt-sept mille kilomètres/heure. L'équipage, composé d'une Anglaise, un Américain, un Italien, une Japonaise et deux Russes sont bien obligés de s'entendre mais ils n'ont pas à se forcer. Tous s'interrogent aussi sur leur rôle. Enfants de la Terre, ils se sentent gardiens de celle-ci pendant cette mission de neuf mois. Orbital est une longue méditation poétique, en apesanteur, sur l'espoir, la beauté et l'ordinaire. HW

Orbital, de Samantha Harvey, Flammarion, 224 pages, 22 euros.

La librairie sur la colline, d'Alba Donati

En littérature comme en cinéma, les expérimentations méta divisent. Plus Hollywood se raconte, par la caméra de Steven Spielberg, Quentin Tarantino ou Damien Chazelle, plus il semble inatteignable. Alba Donati, elle, donne une furieuse envie de prendre des billets pour La Toscane, direction son visage d’enfance. À 50 ans, l’autrice et narratrice plaque tout pour lancer une librairie destinée à ce petit comité de 180 âmes à Lucignana. Elle raconte son aventure entrepreneuriale dans un réjouissant livre conçu comme un journal intime de six mois où elle relate ses élans, ses espoirs, ses doutes. Elle retrace surtout une entreprise humaniste, portée par l’envie de réunir des lecteurs et surtout, des lectrices, dans un cocon propice à stimuler leur esprit et leur imaginaire. Son livre se dévore comme un manifeste vivifiant destiné à tous ceux qui absorbent les mots comme une nourriture vitale. Au fil des pages, on se surprend à attendre les « commandes du jour », centaines de références requises par ses lecteurs, pour constituer sa propre PAL (pile à lire). « Annie Ernaux est mon modèle. Je conçois la littérature comme de la non fiction : une histoire inventée ne m’intéresse pas, ne m’enrichit pas. » Alba Donati se réjouit de voir sa librairie qualifiée de « romantique, premier mouvement au sein duquel les femmes ont montré de quel bois elles sont faites ». Et l’autrice de citer ses consoeurs madame de Staël, Mary Shelley, George Sand. Ses mots convoquent des souvenirs d’enfance : documentaliste aux conseils avisés, bibliothécaire complice, libraire attentive… Elles sont toutes là, perchées en haut de la colline.

L'occasion aussi de saluer le lancement d'une très belle collection de poches chez Bourgois baptisée Satellites, comprenant notamment le premier tome de la Septologie du prix Nobel de littérature, Jon Fosse, le génial Fairyland d'Alysia Abbott ou encore le classique de Maurice Pons, Les Saisons.

La librairie sur la colline d’Alba Donati, Christian Bourgois Éditeur, 304 pages, 8,50 euros.

L’Occasion, de Juan José Saer

Milieu du XIXe siècle. Bianco aussi appelé A. Burton se présente comme un télépathe, capable de déplacer des objets à la force de sa pensée, de réparer des montres irréparables ou de transmettre des idées. Son don lui a fait traverser l’Europe, jusqu’à cette soirée dans une salle de spectacle à Paris. L’artiste se retrouve humilié par des positivistes pour qui la matière ne peut être soumise à la volonté de l'esprit. Alors il part s’exiler en Argentine afin de changer d’air, de reconstruire sa vie, et de prouver leurs torts à ses détracteurs. Mais Bianco est-il un véritable télépathe ou un escroc ? Un espion au service des prussiens, un fuyard victime d'une énigmatique conspiration ou un opportuniste cherchant fortune ? Notre personnage va lui même subir une sorte de dérèglement mental, après avoir aperçu sa compagne un peu trop proche d'un de ses meilleurs amis. Le doute devient obsession, fruit d'un esprit oppressé. Les éditions du Tripode viennent de rééditer ce superbe roman publié en 1988, pour lequel le grand écrivain argentin, mort en 2005, a reçu le prix Nadal, la plus prestigieuse des récompenses littéraires délivrées en Espagne. HW

L’Occasion, de Juan José Saer, Le Tripode, 272 pages, 19 euros.

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