OLIVIA DE HAVILLAND ET JOAN FONTAINE, LES SœURS ENNEMIES

«Je le regrette, mais je n’ai pas le souvenir de moindre geste de gentillesse de la part d’Olivia au cours de toute mon enfance », déclara un jour la star hollywoodienne Joan Fontaine au sujet de sa sœur aînée, Olivia de Havilland, elle-même vedette du grand écran.

Les souvenirs de cette dernière diffèrent toutefois de ceux de sa cadette. Elle déclarait ainsi dans Vanity Fair en 2016 : « Je l’adorais quand elle était enfant. » Au cours de leur longue vie, les deux auront été en désaccord sur à peu près tout et leur animosité l’une envers l’autre est restée légendaire à Hollywood – à tel point que Ryan Murphy l’a abordée dans la première saison de sa série Feud (ce qui n’a pas été du goût d’Olivia de Havilland : elle a intenté un procès à la chaîne).

Leurs CV respectifs sont pour le moins impressionnants. Joan a été la star oscarisée de Rebecca, Soupçons et Femmes, Olivia a remporté deux Oscars – contre un seul pour sa sœur – et joué dans des films aussi mythiques qu’Autant en emporte le vent, Les Aventures de Robin des Bois, La Fosse aux serpents et L’Héritière. Leurs vies sentimentales ne sont pas en reste. Joan Fontaine pouvait se targuer d’avoir eu des liaisons avec Conrad Nagel, Brian Aherne, John Houseman, Adali Stevenson, l’Aga Khan et le dessinateur Charles Adams. Au tableau de chasse d’Olivia : Howard Hughes, James Stewart ou John Huston.

Dans Sisters: The Story of Olivia De Havilland and Joan Fontaine, la biographie vacharde, cancanière et plus ou moins pro-Joan que Charles Higham leur a consacrée, il les dépeint comme deux dames de fer, vaillantes, talentueuses, et déterminées à avoir le dernier mot. Dans son autobiographie parue en 1978, No Bed of Roses, délicieusement bitchy et égocentrique, Joan Fontaine se fait passer pour la victime dans presque toutes les situations, et en particulier lorsque celles-ci impliquent sa sœur, qui avait d’ailleurs sarcastiquement rebaptisé le livre No Shred of Truth (Pas une once de vérité).

La propre production littéraire d’Olivia, le charmant et léger Every Frenchman Has One, où elle relatait, en 1962, ses souvenirs d’expatriée, mentionne à peine sa jeune sœur. Mais après la mort de Joan Fontaine en 2013, les griffes sont ressorties. « Dame Dragon [le petit nom qu’elle donnait à sa sœur] possédait mille talents, elle était brillante, mais aussi accablée d’un astigmatisme dans sa perception des êtres et des événements qui souvent la poussait à réagir de manière injuste, voire blessante. »

En 1978, Joan Fontaine allait même jusqu’à faire de leur futur trépas un sujet de compétition, poussant la rivalité sororale par-delà la mort : « Je me suis mariée la première, j’ai gagné l’Oscar avant Olivia. Si je meurs en premier, elle sera sans doute furieuse que je l’aie devancée ! »

Made in Japan

Olivia de Havilland naît le 1er juillet 1916 à Tokyo, au Japon. Joan la suit de près, le 22 octobre 1917. « Dès notre naissance, écrit cette dernière dans No Bed of Roses, ni nos parents ni nos nourrices ne nous ont encouragées à être autre chose que des rivales. »

Leurs parents forment un couple étrange et mal assorti. Le père, Walter de Havilland, expatrié britannique passé par les bancs de Harrow et Cambridge, descend d’une vieille famille des îles anglo-normandes au sein de laquelle on note une propension à la maladie mentale. Excentrique, hautain et profondément étrange, il épouse Lillian, une actrice anglaise contrariée, beaucoup plus jeune que lui, une « snob », selon Fontaine, dotée d’un goût exquis, « d’un code de conduite rigide... et étrangère à toute médiocrité ».

Les deux filles, en particulier Joan, sont chétives, souvent malades, et le mariage tourne au désastre. En 1919, Lillian se fait la belle et emmène les filles à San Francisco pour commencer une nouvelle vie. Joan, à fleur de peau et inconstante, souffre de problèmes de santé et reste souvent alitée, Olivia au contraire est populaire, travailleuse et fonceuse, et prend plaisir à torturer sa sœur en lui lisant la Bible à haute voix – c’est du moins ce que prétendait cette dernière.

« En l’écoutant me lire à haute voix la crucifixion dans la Bible, avec toujours plus d’entrain, j’ai pu faire l’expérience non seulement de la cruauté dont est capable l’homme envers l’homme, mais aussi de celle dont est capable une sœur envers une autre sœur. Lorsqu’elle arrivait à la couronne d’épines, mes cris résonnaient dans tout le quartier. »

En 1925, Lillian épouse George Fontaine, dont les deux filles s’accordaient à dire qu’il était un sale type, strict, abusif et rigide. Olivia le surnomme « le duc de fer ». La nouvelle famille s’installe dans le paisible hameau californien de Saratoga, qu’Olivia qualifie non sans humour de « patelin le plus aristo de la prune belt ».

Les sœurs sont formées pour devenir des jeunes filles bien comme il faut, artistes, cultivées et sérieuses. « Autour de la table de la salle à manger, écrivait Joan, les sœurs de sept et huit ans lisaient Shakespeare à haute voix. Un mot bredouillé ou mal prononcé, et la règle de la mère à la voix d’or s’abattait promptement sur leurs doigts tendus. »

Au sein de ce foyer oppressant et compétitif, Joan affirmait que la perfectionniste Olivia, la préférée de sa mère, la tyrannisait, elle, la petite sœur timide. À neuf ans, pour un devoir scolaire, Olivia doit rédiger un faux testament : « Je lègue toute ma beauté à ma jeune sœur, Joan. Elle en a bien besoin. »

Les Belles de la prune belt

L’adolescence n’arrange rien, bien au contraire. Dans Every Frenchman Has One, Olivia se souvient que Joan, envoyée au couvent, s’attire immédiatement les grâces des bonnes sœurs. « Avec la ruse quasiment animale dont seules les cadettes sont capables, elle prétendait avoir eu une vision. Pendant la messe, la Vierge Marie lui était apparue, et elle s’était immédiatement évanouie... Maintenant, essayez donc de passer après une petite sœur qui a eu une vision au couvent. Allez-y, essayez. » Olivia prie pour être elle aussi témoin d’une apparition, en vain.

Si l’on en croit Joan, la rivalité entre les sœurs se serait intensifiée lorsqu’un test de QI aurait prouvé qu’elle était plus intelligente qu’Olivia, déclenchant l’ire de son aînée. Alors qu’elle nageait un jour, elle affirme qu’Olivia l’a attaquée : « Elle m’a jetée sur le bord de la piscine, sur les dalles, a sauté sur moi et m’a fracturé la clavicule. » Olivia a admis s’être battue avec sa sœur, mais seulement parce Joan lui aurait attrapé la cheville. Selon elle, toutefois, l’incident se serait produit alors qu’elles étaient encore enfants.

Mais comme l’écrit Joan Fontaine, des forces bien plus sombres étaient également à l’œuvre, et le lecteur ne peut qu’imaginer leur impact considérable sur la relation torturée des deux sœurs. Dans No Bed of Roses, elle accuse en effet leur beau-père, George, d’avoir abusé d’elles. Pour une fois, les deux sœurs s’accordent à dire « que quelque chose était bizarre ». Le foyer strict et sinistre devient si intolérable pour Joan qu’elle part vivre avec son père et sa nouvelle femme au Japon, elle affirmera par la suite qu’il a lui aussi tenté d’abuser d’elle.

Malgré l’horreur, la jeune fille autrefois maladroite va s’épanouir au Japon et, enfin sortie de l’ombre de sa sœur aînée, se changer en rebelle sophistiquée. De retour aux États-Unis, et découvrant que sa sœur rencontre un certain succès au théâtre, elle décide de jouer la comédie elle aussi, telle sera sa destinée. Olivia de Havilland dira un jour à un journaliste que la devise de sa sœur était : « Tout ce que tu fais, je veux le faire aussi. »

Les souris rugissantes

Les deux filles Havilland et leur mère s’installent alors à Hollywood, où Olivia fait sensation dans Le Songe d’une nuit d’été. Dans son livre, Joan se dépeint comme une pauvre Cendrillon – forcée par sa méchante sœur aînée à changer son nom de scène en Fontaine, afin de ne pas faire de l’ombre à sa propre carrière en pleine ascension – et parle d’elle à la troisième personne : « Olivia régnait sans partage. Joan jouait les cuisinières, les femmes de ménage, et les chauffeurs pour la Ford de location... après tout, c’est Olivia qui payait le loyer. Elle était la star, et j’étais sa servante, tout juste tolérée. »

La petite sœur n’était peut-être pas si à plaindre qu’elle le laisse entendre. Avec un petit coup de pouce de Katharine Hepburn, sa partenaire dans Pour un baiser, elle devient rapidement une ingénue populaire, et très vite rivalise avec sa sœur pour les rôles comme pour les hommes. Dans No Bed of Roses, elle affirme que Howard Hughes, l’amant d’Olivia, lui a demandé sa main alors qu’il sortait encore avec son aînée (d’aucuns, à l’instar de Charles Higham, contestent cette version). Joan affirme quant à elle que l’annonce de cette demande en mariage a plongé sa sœur dans une colère noire : « L’enfer fait pâle figure à côté d’une femme trompée, écrit-elle, surtout par sa sœur. »

Joan Fontaine s’attribue même le mérite d’avoir offert à sa sœur son rôle le plus emblématique. Elle affirme qu’en 1938, alors qu’elle auditionne pour le rôle de Melanie dans Autant en emporte le vent, le réalisateur George Cukor la trouve « trop chic » pour le rôle. C’est alors qu’elle a commis une « grave erreur », comme elle l’écrit :

George s’emporte, les bras au ciel : « Melanie doit être une fille simple, une banale fille du Sud.

– Comme ma sœur ? » ai-je répliqué.

Après la mort de Joan, Olivia prendra sa revanche en affirmant à son tour avoir permis à sa sœur de décrocher son rôle le plus célèbre. Selon l’aînée, David O. Selznick voulait Olivia pour le rôle principal du film Rebecca d’Alfred Hitchcock. Mais Jack Warner, patron de Warner Bros, refusait de la prêter à son concurrent. Selznick lui demande alors si elle accepte d’être remplacée par sa sœur. Elle acquiesce, même si, 70 ans plus tard, elle n’hésite pas à lui lancer un dernier coup de griffe. « Elle convenait mieux pour le rôle : après tout, elle était blonde et Larry [Lawrence Olivier, qui jouait le rôle principal du film] était brun. »

Les sœurs scandale

En matière de malveillance, les sœurs les plus langues de vipère d’Hollywood avaient de qui tenir. Selon Charles Higham, le soir de la première de Rebecca, leur mère, Lillian, interviewée par Louella Parsons, déclarait à la chroniqueuse mondaine : « Joan m’a toujours semblée plutôt hypocrite dans la vie, mais à l’écran, elle sonne très juste. »

À mesure que s’accroît la popularité des deux sœurs, leur allergie mutuelle fait le tour d’Hollywood. Le paroxysme est atteint lorsqu’elles sont toutes deux nommées pour l’Oscar de la meilleure actrice en 1942. Tous les regards se tournent vers les deux sœurs, assises à la même table, lorsque Ginger Rogers, visiblement nerveuse, annonce la lauréate : Joan Fontaine, pour son rôle d’épouse terrorisée par Cary Grant dans Soupçons.

« Je me suis figée, écrit Joan Fontaine. J’ai regardé Olivia assise en face de moi. “Monte là-haut”, a-t-elle chuchoté d’un ton autoritaire. Qu’est-ce que j’avais fait ? Toute l’animosité que nous ressentions l’une envers l’autre, les crêpages de chignons, les bagarres endiablées... Tout a défilé devant mes yeux. Ma paralysie était totale. J’avais l’impression qu’Olivia allait bondir sur moi de l’autre côté de la table et m’attraper par les cheveux... Bon sang, j’allais subir une nouvelle fois son courroux ! »

Encore une fois, Joan a beau jeu de se poser en victime. C’est pourtant elle qui, lorsque Olivia épouse l’écrivain Marcus Goodrich en 1946, lâche l’air de rien à un journaliste : « Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il a eu quatre femmes et écrit un livre. L’inverse aurait été préférable. » Mais promis, elle ne pensait pas à mal.

Cette pique marquera le début d’une période d’une brouille de plusieurs années durant laquelle les deux sœurs ne se verront plus. Lorsque Olivia remporte son premier Oscar pour À chacun son destin en 1946 (elle remportera le second pour L’Héritière en 1950), Joan se rend sur place pour la féliciter : « Elle m’a dévisagée, a ignoré ma main tendue, serré son Oscar contre sa poitrine et s’est détournée de moi. » Le photographe Hymie Fink immortalisera l’instant, devenu légendaire.

Reines en leur royaume

Dans les années 1950, les deux sœurs mènent des vies très différentes. Joan Fontaine, que Charles Higham décrit comme désinvolte et froide, est engagée dans une bataille acharnée pour la garde de Deborah, la fille qu’elle a eue avec son second mari, le producteur William Dozier. Elle finit par s’installer à New York, menant la grande vie entourée d’une coterie d’amis mondains.

Pendant ce temps, Olivia – sérieuse, intense et passionnée, selon Charles Higham – s’installe à Paris avec son fils Benjamin, pour épouser Pierre Galante, rédacteur en chef de Paris Match. Dans Every Frenchman Has One, elle raconte ses efforts pour se fondre dans sa ville d’adoption. Pour une si grande dame, elle fait preuve d’un sens de l’humour coquin, voire grivois, s’épanchant volontiers sur l’hygiène selon elle douteuse des Français, leur obsession pour les suppositoires et leur haine des poitrines généreuses.

Les chemins des sœurs sophistiquées se croisent à l’occasion, avec des résultats mitigés. Selon Joan, quand Olivia vient la voir jouer dans Tea and Sympathy à Londres en 1954, elle se contentera de la féliciter d’un « Eh bien voyez-vous ça… » Elle affirme aussi avoir organisé un jour une fête en l’honneur de sa sœur à New York, qui se fera porter pâle en envoyant pour se faire pardonner un bouquet de fleurs de cognassier japonais. « J’ai tout de suite emmené mes amies voir la composition florale et leur ai présenté mon “invitée d’honneur”. Toutes ont convenu qu’Olivia n’avait jamais été aussi belle. »

Mais tout au fond, l’amour demeurait. Joan racontait avoir prêté de l’argent à sa sœur en 1969 lorsqu’elle rendit visite à une Olivia en détresse, en pleine séparation avec Galante à Paris. Et en 1974, dans le passage peut-être le plus tendre de No Bed of Roses, elle se souvenait de la façon dont sa sœur avait pris soin d’elle après une rupture difficile avec son compagnon de longue date. « Olivia m’habillait, me mettait au lit, me tenait dans ses bras en me chantant une berceuse japonaise de notre enfance, écrit-elle. Mes larmes ne se tarissaient pas pour autant. »

Les deux faces d’une même pièce

« Une querelle implique une conduite hostile continue des deux parties, a déclaré un jour Olivia de Havilland à un journaliste à propos de sa relation avec Joan Fontaine. Pour ma part, je n’ai pas souvenir d’avoir jamais eu de comportement hostile. J’en ai beaucoup, en revanche, de mes réactions de défense face à des attaques délibérément malveillantes. »

Des exemples, Joan Fontaine en avait pourtant beaucoup en tête. Dans No Bed of Roses, elle affirme que c’est lorsque Olivia a tenté de l’écarter des funérailles de leur mère en 1975 qu’elle a ressenti le besoin d’écrire son autobiographie. Olivia aurait tenté de l’empêcher d’y assister, ne cédant que sous la menace de celle-ci d’aller parler à la presse. Lors de la cérémonie, les deux sœurs ne s’adressent pas la parole. « Elle a dispersé une poignée de cendres, puis m’a passé silencieusement l’urne, écrit-elle. C’est ainsi que j’ai dit adieu pour toujours à ma mère. Quant à Olivia, je n’avais rien à lui dire. »

Elles ne se seraient jamais reparlé par la suite. Olivia a toutefois eu le dernier mot. Après la mort de Joan, elle s’est enfin libérée pour donner sa version de l’histoire, déclarant à propos de leur relation : « Pour ma part, j’ai toujours été aimante, parfois distante et, sur le tard, absente. » Lorsqu’on lui demande si elle parlerait à sa sœur si elle était encore en vie, elle se montre inflexible. « Si Dame Dragon était encore en vie aujourd’hui, je garderais le silence pour me protéger ! »

En fin de compte, le récit de l’éloignement de ces deux fortes têtes n’est pas si triste qu’il y paraît. Certaines familles sont plus heureuses séparées. Comme le note Charles Higham, Olivia de Havilland, décédée en 2020 à l’âge de 104 ans, est devenue une « reine mère », « inconditionnellement vénérée » par ses enfants... et ceux de sa sœur (dont les relations avec ses filles étaient notoirement tendues). Joan Fontaine, quant à elle, a vécu « totalement libre », autonome et tout à son art, avant de se retirer dans sa somptueuse demeure de Carmel, sur la côte californienne.

Chacune en définitive avait atteint son objectif. « Je me suis sentie “différente” dès mes premiers instants de conscience. Je pense qu’Olivia aussi, écrit Joan Fontaine. Nous ne voulions pas être comme tout le monde. Nous voulions être à part, marquer de notre sceau tout ce que nous faisions... Aujourd’hui encore, nous avons conservé notre propre individualité. »

Initialement publié par Vanity Fair US

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